«Rêver d’un monde sans frontières ne résout rien»
Pascal Décaillet
Si bien dessinées sur les cartes de géographie, les frontières entre les nations du monde sont tout, sauf le résultat d’un hasard. Elles sont le fruit de l’Histoire! Elles n’ont d’ailleurs rien de définitif, n’ont cessé d’évoluer, et varieront encore. Elles sont le fruit des guerres, des traités, des alliances, des accords. Chaque frontière s’explique: il suffit de prendre la peine d’ouvrir des livres d’Histoire, qui nous expliquent très bien cela. Rêver d’un monde sans frontières, ça fait peut-être du bien sur le moment, mais ça ne résout rien: partons du monde tel qu’il est, surgi du tragique de l’Histoire, théâtre de tant de guerres, hanté par tant de morts, où seuls comptent les rapports de force.
La mémoire des guerres
Pourquoi tant de gens qui s’expriment sur la politique, ne lisent-ils jamais de livres d’Histoire? Ils existent pourtant, par milliers, sont remarquablement rédigés, et ils nous éclairent. Pourquoi, dans nos écoles, depuis bientôt un demi-siècle, l’Histoire politique, avec ses pactes, ses traités, a-t-elle régressé au profit de l’Histoire des «phénomènes de société»? Pourquoi une majorité de la population, aujourd’hui, ne dispose-t-elle que très modestement de l’outillage intellectuel et culturel lui permettant de se prononcer, en connaissance de cause, sur le tracé d’une frontière? On dirait qu’une génération de profs – pas tous, heureusement – aurait volontairement entrepris toutes choses pour gommer la trace du tragique, la mémoire des guerres, taire le sacrifice des combattants.
Une communauté de destin
Je fais partie, depuis toujours, des défenseurs de l’idée de frontière. Non que cela m’excite particulièrement d’être ralenti lorsque je franchis la douane de Bardonnex, ou celle de Thônex. Mais parce que la frontière délimite le périmètre à l’intérieur duquel s’exerce, entre citoyens, une communauté de destin. Celle des Français, si riche d’Histoire. Celle des Allemands, dont les limites nationales ont été totalement revues en 1945. Et puis… celle des Suisses! Il ne s’agit en aucun cas de dire: «Nous sommes meilleurs». Mais simplement: «Nous sommes ce peuple-là, fruit de cette Histoire-là, avec notre culture politique, nos valeurs». Il n’y a là nulle xénophobie, nul rejet de l’Autre, nulle dévalorisation de l’étranger. Il y a juste l’affirmation de ce que nous sommes. Vouloir la frontière, ça n’est en rien fermer le pays, en rien l’isoler: les personnes passent, simplement on tâche de réguler, de contrôler les flux, en fonction d’une politique décidée par les autorités suprêmes de notre pays, par exemple le suffrage universel, lorsqu’il accepte une initiative. Avant tout, la frontière protège les plus faibles d’entre nous, les plus précarisés. Les chômeurs, très peu sensibles au dogme ultralibéral de libre circulation intégrale. Les petits agriculteurs, qui travaillent notre terre, cultivent nos produits locaux, peinent à finir le mois, soumis à la férocité de la concurrence mondiale. Les salariés fragiles, sachant que leur patron pourra leur préférer une main-d’œuvre importée, en la payant moins. Tout cela, sans vouloir en rien devenir isolationnistes, une part croissante de la population suisse commence à en prendre conscience. Peut-être ne serait-il pas totalement inutile de se mettre enfin à écouter sa souffrance.