Avec la Coupe du monde, le rugby a retroussé sa Manche, taillé sa route à travers les océans, dépassant le cap intime de la joute insulaire pour virer au vaste choc des hémisphères. Aujourd’hui, la discipline continue à repousser les frontières et les audiences. Même s’il n’est et ne sera jamais le football, avec ses 7,2 millions de pratiquants dans 120 pays, le rugby a quitté la catégorie des sports de niche. Et la huitième édition du mondial, qui a démarré le 18 septembre en Angleterre, constitue une excellente occasion de mesurer le phénomène.
Trente brutes?
Le premier Mondial, organisé à la hâte en 1987 pour satisfaire les appétits naissants de ceux qui flairaient la bonne affaire, avait généré moins de 2 millions de francs de chiffre d’affaires, selon les archives de l’International Rugby Board. En France il y a huit ans, la barre des 200 millions avait été franchie. Un record qui sera battu cette année puisque Rugby World Cup Ltd, la filiale qui gère les droits commerciaux de l’événement, selon des usages similaires à ceux pratiqués par la FIFA, table sur quelque 370 millions – le directeur Brett Gosper l’a dit dans Les Echos.
Alors, on peut toujours donner raison à Oscar Wilde, qui dans le rugby ne voyait rien d’autre qu’un «bon moyen d’envoyer trente brutes loin du centre-ville». Mais force est de reconnaître que les «trente brutes» embarquent une foule toujours croissante dans leur viril sillage. Dans les douze stades anglais et chez le treizième hôte, à Cardiff, on attend 2,4 millions de spectateurs au total; un chiffre pas ridicule du tout en comparaison des 3,3 millions de la Coupe du monde de foot Brésil 2014.
En vingt ans, depuis cette fameuse nuit du 26 au 27 août 1995 où l’obligation de l’amateurisme fut abolie – mais les clubs la contournaient joyeusement depuis plusieurs années déjà –, l’Ovalie a explosé. La baudruche risque-t-elle d’en faire autant? Quelques indices, en tout cas, tendent à démontrer que «le cochon est dans le maïs» (traduction: ça sent le roussi), voire même que «la cabane est tombée sur le chien» (les carottes sont cuites).
Le rugby, «sport de brutes pratiqué par des gentlemen» à l’inverse du football comme le rappelle l’adage, le rugby, quintessence de la chevalerie sans faille et de la troisième mi-temps échevelée, peut-il entasser l’argent du beurre sans souiller ses lettres de noblesse? En trois décennies, les joueurs ont pris en moyenne 10 kilos de muscle – une étude a démontré que la violence des impacts avait doublé. «Ils ne jouent plus le même sport», s’est contenté de lâcher Serge Blanco, ex-capitaine des Bleus, sur France Télévisions.
Le rugby, que feu le Basque André Alvarez résumait à «l’art de bien passer sa jeunesse», arrive à maturité. On pourrait s’asseoir une heure sur un ballon pour se demander s’il s’agit d’un bon signe.