La valse des fusibles

CONSEIL D’ÉTAT • Faire porter le chapeau par un haut fonctionnaire, pour épargner le magistrat: le principe du fusible fait fureur à Genève. C’est instantané, très pratique, et ça évite de se griller!

  • Le fusible est grillé, le magistrat survit. ISTOCK/STEFAN90

    Le fusible est grillé, le magistrat survit. ISTOCK/STEFAN90

Certains conseillers d’Etat, à Genève, devraient songer à ouvrir une entreprise d’électricité: ils y feraient fortune, tant ils brillent dans l’usage des fusibles. Le principe, vieux comme le monde, est très simple: pour éviter d’avoir à assumer une responsabilité, on grille une personne au-dessous de soi dans l’organigramme. L’intéressé, une fois calciné, vous protège du feu dévastateur: volontairement ou non, le voilà sacrifié. Ainsi, dans l’affaire du Rainbow Warrior, en 1985, le ministre de la Défense, Charles Hernu, de grande compétence et fidèle parmi les fidèles de François Mitterrand, était monté sur l’autel, le 20 septembre, pour épargner les échelons supérieurs, Matignon et Elysée. Vous avez, tous, une fois ou l’autre, juchés sur un escabeau, changé les plombs: c’est cela, un fusible.

Valeur de protection

Il y a déjà des fusibles dans Plutarque, le génial auteur des Vies parallèles, il y a deux millénaires, il y en a chez Machiavel et Mazarin, chez Talleyrand: le principe est aussi universel que la loi d’Ohm. A Genève, il prévaut à peu près partout, mais nous dirons que les deux ministres radicaux du Conseil d’Etat semblent en affectionner tout particulièrement l’usage. Grands lecteurs de livres historiques, hommes de culture et d’intelligence, MM. Maudet et Longchamp ont compris, mieux que d’autres, la valeur de protection que pouvait avoir, pour soi, l’immédiate proximité d’un fusible, à l’instar du Mamelouk Ali, qui partout de son corps faisait rempart contre Napoléon.

Désigner un responsable

Des Mamelouks en puissance, Genève en compte des dizaines. Ainsi, à la Police ou dans les méandres de l’administration pénitentiaire. Le scénario est toujours le même: une affaire éclate, qui pourrait mettre en cause l’échelon politique, donc le ministre. Ce dernier ne dira jamais: «C’est ma faute, je suis responsable». Non, il désignera un responsable pour mener une enquête interne, qu’on appelle aussi «administrative» ou «audit». Du coup, quelles que soient, le jour venu, les conclusions de l’enquête, on aura, en termes de communication, fait converger toutes les attentions, non sur la responsabilité du magistrat, mais sur celle du fonctionnaire visé. C’est lui le thème, lui l’affaire. La manière, par exemple, dont fut gérée la suite de la manifestation sauvage du 19 décembre 2015, montre bien ce fonctionnement.

Autre exemple, la FIPOI. Cette fameuse Fondation pour les immeubles de la Genève internationale, dont les erreurs de gestion commencent à émouvoir l’opinion. On a beau avoir un actuel conseiller d’Etat, et pas le moindre, à la présidence de cette Fondation, on a tenté de focaliser toutes les attentions sur l’échelon opérationnel. Lequel porte sans doute une grande responsabilité, mais de nature à exonérer celle de l’instance de contrôle? Face à la pratique des fusibles, immédiate et efficace, les commissions de contrôle du Parlement sont trop lentes, arrivent trop tard, souvent pataugent. Et la plupart du temps, l’affaire se termine en queue de poisson. Le fusible est grillé, le magistrat survit. Parce qu’il le fallait bien: fusibles, fusibles, fusibles.