«Les écrans sont dévastateurs avant trois ans»
Anne-Marie Cruz, co-présidente de l’association Rune
Ils sont partout, même à l’école. Qu’ils soient de téléphone, d’ordinateur, de tablettes ou même de consoles, les écrans n’épargnent pas nos temples du savoir et interrogent sur leur forte présence dans nos sociétés. D’ailleurs depuis quelques jours, on voit également des «geeks» (passionnés d’informatique) en porter directement collés aux yeux alors qu’ils marchent dans la rue, grâce aux nouvelles lunettes connectées d’Apple, qui permettent d’ajouter un écran en permanence dans son champ de vision. Bien entendu, parmi ces lieux, l’école cristallise tout particulièrement le débat entre les «pro» et les «anti», entre ceux qui estiment que c’est un outil utile d’un côté, et ceux qui redoutent de voir sa présence se développer et impacter négativement élèves et enseignants de l’autre.
Une problématique qui touche de plein fouet les enseignants genevois, contraints de lutter pour empêcher les élèves de pianoter sur leur smartphone pendant les heures de cours. Mais aussi de redoubler d’imagination pour capter leur attention. «Avec le temps, la dépendance au smartphone semble s’être renforcée. C’est rare de voir un élève ne pas le toucher pendant les pauses. Même quand ils ne l’utilisent pas, ils s’en inquiètent», témoigne Waël Almoman, membre du bureau de l’Union du corps enseignant secondaire genevois (UCESG).
D’après une enquête menée par la Haute école zurichoise spécialisée en sciences appliquées et Swisscom, les 12-19 ans passent jusqu’à cinq heures par jour sur leur smartphones. photos 123 RF
«Depuis 15 ans, nous traversons une épidémie d’addiction numérique», assène quant à lui Jacques Besson. Véritable ponte de l’addictologie et professeur à l’Université de Lausanne, le spécialiste est arrivé à cette conclusion en se basant notamment sur les chiffres. Et ils sont plutôt inquiétants. En Suisse, les 12-19 ans passent jusqu’à cinq heures par jour sur leur smartphone d’après la dernière étude réalisée par la Haute école zurichoise spécialisée en sciences appliquées et l’entreprise Swisscom. Pourtant, cela n’est bon ni pour leur santé, ni pour leur développement. Et les effets sont connus: prise de poids, maux de dos, problèmes oculaires ou encore troubles du sommeil, du langage et du comportement.
Le Groupement romand d’études des addictions (GREA) met également en garde: la multiplication des écrans génère potentiellement des risques. L’usage intensif des jeux vidéo, des réseaux sociaux, des chats, des jeux en lignes ou des sites pornographiques est aujourd’hui un motif de consultation. Encore peu documenté, ce rapport problématique aux médias électroniques s’expliquerait pour partie par des mécanismes similaires à ceux qui prévalent, par exemple, dans le jeu excessif et à ce que l’on appelle, plus généralement les addictions sans substance.»
Dans certaines classes du secondaire, on cherche des solutions. A l’image de ces enseignants qui rassemblent les téléphones dans une boîte au début de l’heure pour éloigner les tentations. «Ce n’est pas une pratique généralisée, mais les retours sont très bons. Notamment chez les élèves, qui reconnaissent se sentir soulagés de ne plus avoir cette pression constante dans leur poche, essentiellement en raison des notifications», salue Waël Almoman.
Présence accrue
A ce titre, l’UCESG reconnaît un manque d’enthousiasme face au déploiement du Wifi dans toutes les classes du secondaire. «Nous ne voyons pas de réelle plus-value pédagogique au remplacement du papier par des notebooks. En effet, même lorsqu’il n’est pas utilisé comme un outil scolaire, l’écran coupe la relation pédagogique avec l’enseignant. Chaque élève s’isole, comme s’il était dans une bulle.»
Et ce n’est pas tout. S’ils tentent de se dresser contre une trop forte présence des écrans chez les élèves, les profs doivent désormais lutter pour s’en passer eux-mêmes, notamment pour des actions très simples, comme faire l’appel au début de l’heure. «On nous a donné des iPad pour prendre les présences directement en ligne. Pourtant, je préfère imprimer mes feuilles de présence moi-même. En classe, j’ai l’impression que cet écran déconcentre les élèves. Alors qu’avec un stylo et une feuille, c’est plus simple. Ensuite, j’inscris ces présences sur mon ordinateur une fois à la maison», confie une enseignante de la rive gauche.
«Tétines numériques»
En mars dernier, l’ouvrage collectif Humanité et numérique – Les liaisons dangereuses invitait à ouvrir les yeux sur la face obscure des nouvelles technologies, arguant qu’«il en va de l’avenir de l’Humanité». Il est d’ailleurs de notoriété publique que nombre de cadres de la Silicon Valley prennent soin de scolariser leurs enfants dans des écoles… sans écrans. Autre signal, chez Facebook, Twitter, Instagram, YouTube ou Google, des repentis admettent aujourd’hui que leurs outils ont été pensés comme des «tétines numériques» susceptibles de sucer au maximum l’attention de leurs utilisateurs. La prise de conscience commence néanmoins à poindre et certaines démarches sont entreprises sur le plan politique et juridique. Fin octobre dernier, une quarantaine d'Etats américains ont ainsi déposé plainte contre Meta. Ils estiment que la maison mère de Facebook et Instagram nuit à la «santé mentale et physique de la jeunesse», évoquant les risques d'addiction, de cyberharcèlement ou de troubles de l'alimentation. En Suisse romande, c’est l’association «Réfléchissons à l’usage du numérique et des écrans» (Rune), composée d’enseignants, logopédistes, médecins ou informaticiens, qui a récemment demandé aux parlementaires fédéraux de légiférer sur des âges de référence pour l’accès aux écrans.
Anne-Marie Cruz, coprésidente de Rune rappelle qu’il existe un large consensus scientifique sur le fait que «les écrans sont dévastateurs avant trois ans et n’ont pas de véritables bienfaits avant sept ans». La militante préconise «un enseignement au numérique plutôt que par le numérique» et fait un lien entre l’omniprésence des écrans, «qui relève parfois de la maltraitance involontaire», et le fait que, selon la dernière étude Pisa, «25% des Suisses de 15 ans ne sont pas aptes à identifier l’idée principale d’un texte de longueur moyenne». La Romande dénonce aussi le cliché assénant qu’il ne faut surtout pas manquer le virage du numérique: «Un enfant capable de lire et écrire correctement n’aura aucun mal à maîtriser un smartphone plus tard, mais l’inverse n’est pas vrai malheureusement.»
«Notre cerveau archaïque est ensorcelé par la nouveauté»
«Ce ne sont pas les écrans, pas plus que l’alcool, qui sont problématiques en eux-mêmes mais les consommations à risque que certains en font…», dédramatise un peu le psychiatre et addictologue Jacques Besson. Le Lausannois estime que 10% de la population est dépendante à divers degrés des écrans. «C’est-à-dire que ces outils les font passer à côté de moments humainement, intellectuellement ou spirituellement plus nourrissants…» Le spécialiste, qui a contribué à mettre sur pied des cures de déconnexion, relève que nous vivons dans une civilisation addictive. «Notre cerveau archaïque est ensorcelé par la nouveauté. Il secrète de micro-doses de dopamine quand on a un stimuli via les écrans. C’est cette récompense cérébrale inconsciente qu’on va chercher. Elle mène insidieusement à une perte de démocratie psychique jusqu’à atteindre parfois la dictature du numérique.» Chez les jeunes, le phénomène est plus problématique car leurs cerveaux sont en formation. «Jusqu’à 25 ans, la bonne plasticité neuronale contribue fortement à creuser dans leurs neurones des ornières dont il sera difficile de sortir.» Le psychiatre rappelle que nous sommes inégaux face aux addictions selon notre biologie, notre histoire et notre hérédité. «Le virtuel, c’est une illusion de présence…» résume-t-il aussi. Pour reprendre le contrôle sur les écrans, lui comme d’autres préconisent déjà de les éviter au réveil, au coucher et pendant les repas.