Les addictions aux jeux d’argent prennent l’ascenseur

SOCIÉTÉ • Le Groupement romand d’études 
des addictions (Grea) déplore toujours plus 
de personnes accros aux jeux de hasard. Il appelle notamment à corriger le tir sur le plan législati

En Suisse, ce sont près de 308'000 personnes qui connaissent des problèmes en lien avec les jeux d’argent, «soit à peu près l’équivalent des populations des villes de Berne et Bâle cumulées». Tel est le constat du Groupement romand d’études des addictions (Grea), principal réseau des professionnels du secteur en Suisse romande. D’après la Fédération, la part de joueurs pathologiques a plus que doublé entre 2017 et 2022, passant de 0,2% à 0,5% de la population.
Des données établies à partir de l’Enquête suisse sur la santé (ESS), menée par l’Office fédéral de la statistique tous les 5 ans, qui permet de réaliser un bilan général de santé de la population. En ce qui concerne les addictions aux jeux d’argent, l’étude classe les joueurs en trois catégories: «à faibles risques», «à risques», et «pathologiques». Les deux dernières catégories peuvent non seulement s’exposer à des conséquences négatives mais encore perdre le contrôle de leur pratique. Si en 2017, le jeu excessif touchait 3,1% de la population, ce pourcentage atteint désormais 4,3%, soit une augmentation conséquente», observe le Grea.
Tendance inquiétante
Bien qu’attendue, cette tendance est qualifiée «d’inquiétante» par Camille Robert, co-secrétaire générale du Grea. «Sur le terrain, nous constatons en effet que la part des personnes demandant de l’aide est en augmentation, notamment les plus jeunes.» Différentes explications sont avancées. Parmi elles, le cadre législatif, que le Grea souhaiterait voir amélioré. Notamment depuis la nouvelle Loi sur les jeux d’argent (LJAr), entrée en vigueur en 2019, censée protéger la population contre le jeu excessif, mais qui autorise également les casinos suisses à exploiter des sites de jeux en ligne. «Depuis ce changement, les professionnels de terrain observent et documentent un certain nombre de problèmes: l’augmentation et le rajeunissement des personnes qui sollicitent de l’aide, l’intensification du marketing pour les jeux, le développement rapide de l’offre numérique, les difficultés en matière de détection précoce ainsi que de protection des mineurs, etc.», regrette la Fédération. Le Grea relève également le fait qu’il est difficile d’interdire aux Suisses de jouer à des jeux étrangers, donc moins encadrés, ce qui complique également la surveillance des comportements problématiques.
Fonctionnement opaque
«Sur Internet, il n’y a quasiment pas de surveillance humaine. Ce sont plutôt des algorithmes qui sont censés détecter les problèmes d’addiction. Pourtant, le fonctionnement reste très opaque et il est impossible de connaître le modèle pour chaque casino. Par exemple, nous savons que la Loterie romande, qui est une des structures les plus transparentes dans le domaine des jeux en ligne, caractérise un comportement comme problématique à partir de 2000 francs de dépenses par mois, plusieurs mois de suite. De nombreux profils ne sont donc pas détectés s’ils restent sous ce seuil, alors que leur addiction est bel et bien problématique», constate Camille Robert.    
Idem pour les casinos «physiques», chargés de dénoncer les comportements problématiques à l’intérieur de leurs murs. «Nous déplorons que cette tâche incombe à des employés des casinos eux-mêmes, qui peuvent potentiellement se montrer trop permissifs malgré des signes qui ne trompent pas», détaille encore la co-secrétaire générale (lire encadré). Et d’appeler à améliorer le système de détection précoce des joueurs à risque mais aussi d’augmenter les moyens alloués à la prévention.
Demandes de soins en hausse
Un avis partagé par «ReConnecte», le programme spécialisé des HUG, pionnier en Suisse depuis 2006. Ici aussi, on ne se dit pas surpris par cette forte augmentation. Pourtant, la Dre Sophia Achab, médecin responsable de la structure, se montre préoccupée par ces chiffres et au regard de l’augmentation des demandes de soins. Pour faire face, elle a mis sur pied des consultations qui permettent de venir concrètement en aide aux personnes touchées. «Nous y évaluons la situation, en mettant en place un projet de soins et une psychothérapie. L’objectif consiste à comprendre le rapport aux jeux de la personne et cerner les différents facteurs explicatifs. But? Faire baisser les effets néfastes psychosociaux sur la santé des patients», précise Sophia Achab, également médecin adjoint agrégée, enseignante-chercheuse et experte pour l’Office fédéral de la santé publique.
Là aussi, on observe les ravages des jeux en ligne, considérés comme plus problématiques que leurs homologues traditionnels. «Avant, il fallait se déplacer pour jouer et il fallait suivre un certain nombre d’étapes, qui rallonge la prise de décision. En ligne, on peut jouer en tout temps et en tout lieu, sans bénéficier du «contrôle social» présent dans les casinos ou bars à dactilo et qui offrent l’opportunité de se raviser jusqu’au dernier moment. En raccourcissant la séquence, on encourage le caractère addictif de ces jeux», analyse Sophia Achab.
La spécialiste rappelle que ces jeux donnent à notre cerveau des récompenses, une réalité très bien assimilée par les fabricants. «Lorsqu’on joue, le cerveau se nourrit de la possibilité de gagner. Il ressent non seulement de l’excitation au moment du jeu, mais aussi lors de la préparation. C’est ce qui explique qu’on cherche à impliquer le joueur, par exemple en instaurant des leviers, des boutons, qui stimulent l’excitation d’avoir le contrôle. Et pourtant, c’est une illusion de contrôle.»

 

Jeu excessif: le Casino du Lac ne chôme pas

«En 2023, dans le cadre de l’activité terrestre du Casino du Lac, 1787 joueurs ont fait l’objet d’un processus de détection précoce et 121 d’entre eux ont été exclus des jeux. Par ailleurs, 250 joueurs ont eux-mêmes demandé à être exclus. Sur Internet, ce sont 1114 joueurs qui ont été exclus des jeux la même année, dont 445 l’ont été à la suite d’une demande de leur part en ce sens.» Voilà le panorama dressé par le directeur général du Casino du Lac, Fabrizio Barozzi, qui se montre très concerné par la problématique du jeu excessif.
L’institution rappelle que la protection des joueurs fait partie intégrante de sa stratégie. Pour cela, le casino dispose de mesures sociales validées et contrôlées par son régulateur, en l’occurrence la Commission fédérale des maisons de jeu. Mais ce n’est pas tout. Les collaborateurs sont également régulièrement formés et sensibilisés. «Du serveur au croupier, en passant par l’agent d’accueil et le responsable de salle, chacun a pour mission de relever les comportements addictifs susceptibles d’entraîner un surendettement. Chaque signalement déclenche un processus de suivi du comportement de jeu du joueur. Une analyse qui permet au casino de prendre de manière fondée les mesures adéquates, et de prononcer si nécessaire une mesure d’exclusion», détaille Fabrizio Barozzi. Si la situation actuelle n’est pas spécialement inquiétante, le directeur rappelle que des limites existent toutefois, notamment chez les joueurs les plus connectés. «Les casinos suisses appliquent des programmes de mesures sociales efficaces. Cependant, une fois le client exclu, il peut accéder à des offres de jeu en ligne illégales ou traverser la frontière et se remettre en danger», conclut-il.