De marginal à obligatoire durant la pandémie, le télétravail se fraie désormais un chemin dans les us et coutumes des employeurs et des collaborateurs. Comment le marché de l’emploi s’est-il accommodé d’une pratique soudaine et généralisée? Comment tente-t-il aujourd’hui de la pérenniser? Dans son ouvrage, qui compile et analyse près de 180 entretiens, Karim Mouzoune, docteur en sciences économiques et sociales de l’Université de Genève, nous entraîne dans le back office du travail à domicile.
GHI: Au vu de l’enquête réalisée auprès du personnel d’entreprises privées et publiques, quelles sont vos principales observations?
Karim Mouzoune: Le télétravail contraint pendant le semi-confinement a généré une prise de conscience chez les employés. Ils ont réalisé que leur habitat n’était pas adapté à ce mode de travail. Il a donc fallu investir la pièce de vie ou la chambre à coucher et les aménager en utilisant des systèmes isolants et des séparations par des cloisons, des paravents, des rideaux, pour créer un semblant de limite entre l’espace privé et l’espace professionnel. Certaines personnes auditionnées ont même envisagé de déménager pour s’offrir une pièce supplémentaire ou un espace extérieur (au minimum un balcon), considéré comme un prolongement du logement. D’autres se sont interrogées sur le sens de leur activité trop routinière, purement alimentaire, générant un stress disproportionné.
– Jusqu’où cela est-il allé? Nous avons assisté à des reconversions professionnelles, à la création d’auto-entreprenariat et au développement du travail en remote et en freelance. Enfin, la consommation a pris plus massivement le tournant de l’utile, de l’éthique et du responsable. En même temps que naissait un sentiment de honte sur une consommation, pré-crise sanitaire, jugée comme effrénée, s’inscrivant ainsi dans la nouvelle tendance venue de Suède, le Köpskam (la honte d’acheter des vêtements).
– Du côté des employeurs, comment le télétravail a-t-il été appréhendé? Bon nombre ont dû improviser la mise en place du télétravail contraint par la crise sanitaire. Ils ont commencé à apprendre à manager à distance des équipes dispersées. Les visioconférences se sont multipliées. L’objectif était non seulement d’échanger, de fixer des objectifs, de rassurer, mais également de tracer l’activité des employés. Aussi, ces derniers ont-ils dû trouver une parade à ce phénomène d’intrusion dans leur domicile via les visioconférences, perçues comme une «pulsion scopique» dont il faut se préserver. Ils arboraient des tenues vestimentaires adéquates comme en présentiel et se mettaient lors des séances à distance en mode «fantômes» ou affichaient des arrière-plans virtuels personnalisés représentant le logo de l’entreprise ou des images de bureaux lumineux. Une manière d’endiguer le regard «inquisiteur» des autres sur son chez-soi. Des managers, frustrés de ne plus avoir leurs collaborateurs à portée de vue, ont alourdi leurs cahiers des charges en leur demandant de faire un point de situation sur leurs activités, une sorte de timesheet quasi quotidien.
– Deux ans après le premier confinement, quels changements, induits par le Home Office, tendent à perdurer? Du côté des directions, certains verrous ont sauté. Des réfractaires ont vu là un levier pour des gains de productivité et une opportunité pour redimensionner la taille des espaces de travail. Cependant, une culture du management distanciel de résultat est devenue nécessaire. Les directions vont devoir apprendre à motiver à distance, à optimiser les informations transmises par écrit, à organiser le travail par objectif, à faire confiance, à manager par influence et à ne pas exiger une télédisponibilité permanente qui conduirait au stress et au burn out. Elles ont intériorisé le fait que l’organisation du travail va rester distante et flexible et le management plus agile et responsable. Quant aux employés, la plupart souhaite maintenir un temps de télétravail pour gagner du temps en s’épargnant le stress des déplacements ou, pour certains, fuir, éviter des collègues toxiques, parce que les réflexes de distanciation sociale restent ancrés. Par ailleurs, ils pensent que les lieux de travail devront être reconfigurés en espaces de coworking ou en Flex Office, ce qui mettrait fin au bureau fixe et encouragerait le «zapping bureautique».
«Télétravail à domicile en période de coronavirus, vers une nouvelle conception du travail, du bureau et de l’habitat», Karim Mouzoune, éditions Jets d’Encre.