Harcèlement de rue: la Ville de Genève poursuit son offensive

INSECURITE • Près de 80% de la population a été victime de harcèlement dans l’espace public. Le phénomène sévit principalement aux Eaux-Vives, à Plainpalais et aux Grottes. La police municipale tire le premier bilan de la stratégie déployée par la Ville de Genève.

Elle réajuste, machinalement ou symptomatiquement, le rabat de sa veste avant de s’éclaircir la voix. La voilà qui timidement explique comment elle a subi les assauts d’un quinquagénaire. «J’attendais le tram au Rond-Point de Plainpalais quand l’inconnu s’est approché de moi. J’ai cru tout d’abord qu’il voulait me demander un renseignement mais très vite il a posé ses mains sur ma poitrine. Choquée, j’ai hurlé. Personne n’a réagi et l’homme a rapidement pris la fuite.» A l’évocation de cet épisode, qui s’est déroulé, en début de soirée, Alice, 18 ans, ne tremble pas. Il est vrai que les gestes déplacés et les propos injurieux sont fréquents, dit-elle.

Faciliter les signalements à la police

Alors? C’est bel et bien pour sécuriser l’espace public que la Ville a ajouté une fonctionnalité à son application Genève en poche (laquelle répertorie les informations pratiques sur la cité). L’onglet «harcèlement de rue» permet ainsi aux victimes de gestes ou de propos déplacés à connotation sexuelle ou sexiste d’effectuer un signalement à la police municipale. Huit collaborateurs sont affectés au traitement des données et prennent en charge les différents cas. Ce qui permet aussi de cartographier la Ville et ensuite de dépêcher les forces nécessaires dans les zones plus sensibles.

Une stratégie payante estime la commandante Christine Camp. Toutefois les dénonciations ont singulièrement augmenté. Effets conjugués des mouvements de libération de la parole et d’une politique volontariste de la Ville (formation des agents notamment), les victimes osent davantage pousser la porte des postes de police.

Pas seulement les femmes

Dans la typologie des faits signalés, on note dans l’ordre, les regards insistants, le sentiment d’être suivi par un individu suspect et les remarques et insultes à caractère sexistes ou sexuelles. Il faut aussi relever que les faits rapportés à la police municipale concernent des cas qui se sont produits dans les transports publics. Si les femmes sont aux premières loges, les membres de la communauté LGBTIQ+ font également l’objet de propos déplacés ou pénalement condamnables. Et les hommes? Une quinzaine a, l’an dernier, déclaré avoir été harcelée dans la rue.

Dans les affaires relevant du pénal mais qui ne sont pas poursuivies d’office, les policiers municipaux proposent aux victimes de les accompagner au poste de police cantonal pour déposer plainte. Sans ce soutien, bon nombre de personnes agressées n’auraient pas osé franchir le pas. Qu’est-ce qui a fondamentalement changé depuis que la mission de surveillance et d’apaisement de l’espace public a été assignée aux forces de l’ordre municipales? «Autrefois, les victimes devaient s’accommoder de regards pesants, de propos graveleux. Aujourd’hui, elles savent que ces actes, même s’ils ne sont pas forcément punissables au sens pénal – ne sont ni admissibles, ni admis. Et le fait que nos agents soient formés à la prise en charge de ces témoignages est essentiel car cela permet de juguler les conséquences psychologiques chez les victimes», relève Christine Camp. Celle qui a intégré les rangs de la police municipale il y a plus de vingt ans, affirme que la violence verbale et plus généralement les incivilités ont pris l’ascenseur en même temps que le respect de l’uniforme s’est délité. Une tendance qui s’est accrue avec la pandémie liée à la Covid. Les injonctions sanitaires contraignant la population au confinement ont laissé des traces indélébiles. Elle éprouve un besoin inextinguible d’occuper les lieux publics. Et cette concentration génère des tensions qui prennent encore plus d’acuité dans un contexte économique complexe pour une partie de la population. En luttant aussi contre des actes infrapénaux (à la lisière du pénal), la Ville veut reconquérir la totalité de l’espace public.

«Chacun doit pouvoir évoluer dans l’espace public»

INTERVIEW EXPRESS • Marie Barbey-Chappuis, conseillère administrative de la Ville de Genève, en charge de la Sécurité et des Sports.

GHI: Que répondez-vous à celles et ceux qui estiment que les sifflements, propos à caractère sexiste ou sexuel, ce n’est pas si grave?
Marie Barbey-Chappuis: Qu’ils se trompent et qu’ils feraient bien de revoir rapidement leur jugement. En tant que responsable de la sécurité municipale, je souhaite que tout un chacun – femmes, hommes, personnes LGBTIQ+ – puisse se sentir à l’aise dans l’espace public. Le sexisme n’a sa place nulle part. Les femmes ne sont pas des proies ou des objets, et ne devraient pas avoir à adopter des stratégies d’évitement dans l’espace public.

Comment expliquez-vous, la montée progressive du harcèlement de rue?
La problématique du harcèlement de rue a été mesurée pour la première fois dans le Diagnostic local de sécurité 2020. C’est donc difficile d’affirmer que ce phénomène est en progression. Mais ce qui est certain, c’est que les chiffres sont bien trop élevés. Chez les femmes de 15-34 ans, le taux de prévalence était de plus de 70%, ce qui est énorme. Le rôle des autorités, c’est de rappeler les valeurs civiques nécessaires au bien-vivre ensemble. C’est pourquoi j’ai fait du renouveau civique un axe prioritaire de ma législature.

Allez-vous renforcer ou développer des moyens de lutte contre ce phénomène?
Cela fait seulement une année que la fonctionnalité permettant de signaler les cas de harcèlement de rue est disponible dans l’application Genève en poche. Les chiffres démontrent que cela répond – hélas – à un besoin et cela nous permet d'identifier quels sont les secteurs où cette problématique est la plus prégnante. Et le cas échéant, de renforcer la présence policière dans ces lieux, aux heures les plus problématiques. Mais j'aimerais souligner que cela fait des années que la Ville de Genève mène des actions de sensibilisation pour lutter contre ce phénomène, comme c’est le cas par exemple avec la campagne «Objectif zéro sexisme dans ma Ville». 

Ce que dit le droit

 L’avocat genevois Hadrien Mangeat détaille quelques notions juridiques. Synthèse.

Tout d’abord, le code pénal suisse versus le code pénal français, ne prévoit pas expressément l’infraction de «harcèlement sexuel». Cette notion spécifique, inscrite dans le code des obligations et la loi sur l’égalité, vise à protéger les employés. Elle recouvre tout comportement importun à caractère sexuel ou fondé sur l’appartenance sexuelle. Le Bureau fédéral de l'égalité entre femmes et hommes (BFE), cite Me Mangeat, inclut dans les définitions de cette atteinte: les remarques scabreuses ou embarrassantes sur l'apparence physique de collègues, les propos sexistes ou les plaisanteries sur les caractéristiques sexuelles, le comportement sexuel ou l'orientation sexuelle. Le BFE évoque aussi la présentation de matériel pornographique, les invitations importunes dans un but sexuel, les contacts physiques non désirés, les tentatives d'approches jointes à des promesses de récompenses ou de menaces de représailles et les agressions sexuelles. Quant au code pénal suisse, il réprime en particulier les atteintes à l’intégrité sexuelle. Et les peines encourues, elles, vont, selon la nature de l’infraction, de l’amende à dix ans d’emprisonnement. Comment définir un regard insistant? L’avocat ajoute: «Pour l’heure, le code pénal tend surtout à réprimer des comportements qui se manifestent par le geste, la parole ou l’écriture». Toutefois et toujours selon l’homme de loi: «dans des situations extrêmes, un regard insistant et menaçant, accompagné d’une certaine gestuelle et attitude corporelle de l’auteur, puisse être constitutif d’une menace. Par exemple, lorsqu’une femme seule la nuit se trouve à un arrêt de bus désert et qu’un homme s’assied à 30 centimètres d’elle en la fixant et en grimaçant comme s’il allait l’attaquer. En somme, il faut que le comportement de l’auteur effraye la victime».

Regard insistant, l'éditorial d'Adelita Genoud

La Ville de Genève mène une véritable croisade contre e harcèlement de rue. Ou plutôt une croisade 3.0 depuis la mise en place, sur l’application Genève en poche, d’un onglet permettant aux victimes, à leurs proches ou à un témoin de signaler directement les faits à la police municipale. Cette contre-offensive — qui s’inscrit, on s’en doute, dans la foulée de la libération de la parole — est indéniablement à mettre au crédit des autorités municipales. Pour autant, la chasse aux harceleurs participerait-elle de la querelle des Anciens contre les Modernes? Du moins sur une des formes pointées par l’application: le regard insistant. Sans sombrer dans un généralisme simpliste, force est de constater que les premiers semblent moins regardants (si on ose) que les seconds. Ce n’est même pas une affaire de genre. Selon les générations, les femmes aussi bien que les hommes, ne placent pas le curseur au même endroit. Les plus jeunes revendiquent une tolérance zéro tandis que pour leurs aînés, la ligne de démarcation est un peu plus floue. Ce conflit de générations prend encore plus d’acuité quand ledit regard insistant est relayé sur le logiciel de la Ville par un tiers. A partir de quand l’attention que porte un passant sur une silhouette est-elle déplacée, malséante? Si les choses sont, en effet, évidentes du point d’une victime, il n’en va pas de même pour l’observateur.

Les Millennials, autrement dit les 25-35 ans, n’ont, eux, aucune difficulté à identifier les pesanteurs des rustauds à la petite semaine. A l’inverse des générations d’avant qui soutiennent que c’est ici affaire de subjectivité. Car le regard insistant ne transforme pas forcément celle ou celui sur qui il se porte en proie potentielle. Le domaine public est aussi un espace de rencontres y compris amoureuses.