Jonction, Grottes, Pâquis, Cornavin: dealers et consommateurs de stupéfiants en terres conquises? Des associations de riverains réclament des mesures. La nouvelle ministre en charge de la Sécurité, Carole-Anne Kast, s’est attelée à un plan d’action.
Place des Volontaires. 19h. Une dizaine de jeunes Blacks – ils ont entre 20 et 30 ans – arpentent les lieux. Dans quelques heures, ils seront 30, 40 ou 50 adossés au mur de l’Usine ou le long de la petite rue qui court devant le Bâtiment des Forces Motrices. Ils attendent la clientèle. Et l’incessant ballet des véhicules commence. L’adresse est depuis plusieurs décennies bien connue des consommateurs de stupéfiants. Voilà pour la partie immergée de l’iceberg. Soit, en apparence, un commerce de rue avec ses vendeurs à la petite semaine qui ne font montre d’aucune agressivité à l’égard des passants. Mais, quand la nuit avance, c’est autre chose. C’est une commerçante* qui parle. Lasse et exaspérée à la fois. «J’assiste souvent à des scènes effroyables quand un groupe de dealers s’en prend à un des siens et le passe à tabac. Et dès que la police arrive, tous disparaissent comme par magie. On les voit courir dans tous les sens».
Alors? Elle affirme qu’elle a tout essayé, multipliant les requêtes auprès notamment des forces publiques qui patrouillent régulièrement. Et depuis l’homicide perpétré le 14 juillet dernier, certaines terrasses de bistrots fréquentées à l’heure du déjeuner sont désertes le soir. «Ici, il se murmure qu’un nouveau réseau lyonnais voulait mettre entièrement la main sur le négoce du secteur. Et que le meurtre résulterait de cette tentative.» Une observation que le Ministère public se refuse de commenter. La bande qui sévit aux alentours de l’Usine agit sous la houlette d’un chef. «Il vient de temps en temps observer, il a toujours un verre à la main. Ajoutant aussi qu’une jeune femme, flanquée d’enfants, venait jusqu’à récemment livrer des repas aux dealers.
Véritable insécurité
Paul*, réside dans le quartier. Lui aussi est agacé par la présence des vendeurs de substances illicites. «On raconte qu’ils sont paisibles mais ce n’est pas toujours le cas. Mes parents en ont fait les frais. Ils ont été molestés un soir alors qu’ils venaient me rendre visite. Bruyants au crépuscule, ils nous obligent à garder fenêtres closes.» Place des Cropettes. Il y a cette odeur nauséabonde d’urine mêlée aux relents de bière, ces déchets qui jonchent le sol. «Oui, c’est dissuasif pour la clientèle», tonne une serveuse. Là aussi, les habitants sont las des bagarres incessantes et du climat étouffant. «Ce n’est pas juste un sentiment, mais une véritable insécurité», affirme cette quinquagénaire qui vit dans le quartier. Il est vrai que la proximité du Quai 9, au service des consommateurs de substances psychoactives, draine une population addict qui migre dans les rues adjacentes.
Gare Cornavin. Les usagers des CFF sont souvent interpellés par des jeunes gens en quête de quelques pièces. «C’est un spectacle désespérant que celui de ces jeunes adultes décharnés, édentés», raconte René*, un directeur d’agence qui emprunte régulièrement le rail. Les CFF affirment ne pas rester les bras croisés: «Il est important que la clientèle ne soit pas importunée dans nos gares et dans nos trains. Pour ce faire, la police des transports CFF intervient régulièrement en gare et sur les quais», assure leur porte-parole, Jean-Philippe Schmidt.
Proximité avec l’école
Du côté des associations de quartier, c’est le ras-le-bol qui domine. «La situation est très difficile, particulièrement en ce moment», témoigne Brigitte Studer, membre de l’association des habitants des Pâquis (SURVAP), impliquée depuis de nombreuses années dans la lutte pour une meilleure qualité de vie. Ici, le problème tient surtout à la proximité de vendeurs avec l’école de Pâquis Centre, toute proche. Pour faire changer les choses, SURVAP demande de créer un périmètre de sécurité autour de l’établissement scolaire. «Nous estimons qu’il ne doit plus y avoir de deal autour», prévient l’habitante. Pour l’association, la réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire. «Elle doit également être sociale. Dans cette logique, nous préconisons une présence de correspondants de nuit depuis longtemps», relate Brigitte Studer. Une demande qui a été entendue par la Ville de Genève: dès cet automne, ces médiateurs urbains seront déployés dans le secteur Pâquis – Grottes – St-Gervais.
Impliquer les habitants
Pétitions, lettres ouvertes, courriers: depuis plusieurs années, SURVAP multiplie les actions pour faire bouger les lignes, pour l’heure sans grand succès. Mais tout n’est pas noir pour autant. «Nous observons une amélioration avec la présence de la police municipale et cantonale. Ils se déplacent aux heures où les enfants entrent et sortent de l’école, ce qui éloigne les dealers. Malheureusement, ils reviennent rapidement.» Pour SURVAP, d’autres mesures devraient aussi être mises en place. «Aujourd’hui, nous voulons une vraie réponse. Face au développement du crack, nous attendons du Canton et de la Ville de développer et mettre en place de nouvelles approches. Et aussi de mieux prendre en compte les habitants et les impliquer», conclut Brigitte Studer.
* Personnes connues de la rédaction
La magistrate Carole-Anne Kast dévoile un pan de son action
STUPÉFIANTS • Comment la conseillère d’Etat chargée de la Sécurité va lutter contre le trafic de drogue.
GHI: Envisagez-vous un contrôle systématique qui deviendrait dissuasif pour les dealers de crack présents aux Grottes?
Carole-Anne Kast: Tout d'abord, la décision de juin 2023 prise par Quai 9 de ne plus accueillir les consommatrices et consommateurs de crack dans la salle de fume, a été une mauvaise nouvelle au niveau sécuritaire. En effet, le Quai 9, en termes de suivi thérapeutique et de point de suivi pour les consommateurs de crack, représente un hub important, également pour le lien avec la police et la prévention des problèmes de voisinage et de violence. Reste que la problématique est complexe et ne saurait être envisagée uniquement sous l'angle sécuritaire. Nonobstant, la Police genevoise a mis – et continuera de mettre – une pression sans relâche sur les trafiquants pour éviter la création des marchés ouverts. Et présentes tant aux abords du Quai 9 qu'aux alentours, les forces de l’ordre travaillent aussi en étroite collaboration avec l'ensemble des partenaires du Quai 9.
Des habitants et commerçants de la ville se plaignent de la présence de marchés ouverts de la drogue. Que comptez-vous faire?
Plusieurs actions (en augmentation par rapport à la période précédente) ont été engagées par les différentes unités de police au mois de juin de cette année. A la suite de ces opérations, plus de 200 personnes ont été interpellées dont presque 60 ont été arrêtées pour leurs activités délictueuses. La lutte contre le trafic de drogue ne se fait principalement pas avec des policiers en uniformes mais surtout par des policiers en civil pour plus de discrétion. C'est un savant mélange de dissuasion visible et d'efficace discrétion.
Le crack rend la lutte antidrogue compliquée?
Les revendeurs de crack qui agissent dans la rue n’ont que des quantités minimes sur eux. A titre d’exemple durant cette période, près de 12 grammes de cette drogue ont été retirés du marché au cours de 7 opérations y relatives.Pourtant les quantités de crack saisies sont supérieures à celles de la période de comptabilisation précédente. Ces saisies découlent d'actions ciblées dans les secteurs Grottes/Pâquis.
Et pour les autres stupéfiants?
De grandes quantités des drogues les plus consommées ont également été retirées du marché. Ainsi, pour les produits cannabiques, cela se compte en centaines de kilos, pour la cocaïne ou l’héroïne en quelques kilos qui ont été confisqués aux trafiquants, ainsi que plusieurs dizaines de milliers de francs.
La politique suisse actuelle en matière de drogue est-elle adaptée à la situation?
Oui. Son but est de minimiser la consommation de drogues et ses conséquences négatives pour ceux qui en font usage et la société. Elle repose sur les quatre piliers que sont la prévention, la thérapie, la réduction des risques et la répression et a démontré son efficacité bien davantage que des modèles purement répressifs comme c’est le cas en France. Le Conseil d’Etat soutient pleinement la politique des quatre piliers et développe une action publique cohérente et plurielle pour la mettre en œuvre.
Propos recueillis par Adélita Genoud
Ce que disent les politiques
Cyril Aellen, député PLR : «Une politique efficace repose sur trois piliers. La prévention tout d’abord, l’école doit être plus volontariste concernant les dangers liés aux stupéfiants y incluses les drogues douces. Ensuite, prendre en charge les personnes dépendantes aux drogues dures. Enfin, il faut des mesures coercitives.»
Charles Poncet, député UDC: «La conseillère d’Etat Kast n’en finit pas de commencer à décevoir celles et ceux qui espéraient voir en elle une sociale-démocrate à poigne en matière de sécurité. Ces dealers sont des crapules. Ils n’ont rien à faire ici. Il faut les harceler par des mesures policières impitoyables, les jeter en prison, les y remettre dès qu’ils en sortent et les expulser de Suisse sans aucun ménagement.»
Jean-Charles Rielle, député socialiste: «Genève a été exemplaire en matière d’addictologie. Le Quai 9 est à cet égard une belle réussite. Mais la consommation de crack requiert sur un plan préventif, le renforcement du nombre de travailleurs sociaux. Au-delà, Genève et la Suisse doivent s’interroger sur la pertinence de réguler le marché de la drogue. Il faut casser les réseaux, établir le contact avec les consommateurs et contrôler la qualité des stupéfiants. Mais la répression doit aussi s’exercer pour protéger la population.
"Genève crack!" l'éditorial de Tadeusz Roth
Genève a été quasiment épargnée par le crack jusqu’en 2021. Depuis, les choses ont changé. En deux ans, la substance s’est répandue comme une traînée de poudre. A tel point que d’après Addiction Suisse, la proportion des personnes fréquentant le local de consommation Quai 9 pour consommer du crack est passée de 45% en 2021 à 62% en 2022. La faute à la vente de petites doses à très bas prix.
De quoi perturber l’équilibre déjà précaire qui prévalait en matière de drogue. Des Grottes à la Jonction, en passant par Plainpalais et les Pâquis, cela fait des décennies que les ventes de drogues se font à ciel ouvert.
Mais en comparaison aux autres drogues, le crack provoque davantage de comportements problématiques, tels que les incivilités ou les violences. A tel point qu’en fin de mois, lorsque l’argent se fait rare, les agressions se multiplient, parfois au couteau. Dans le débat public, si tout le monde s’accorde à reconnaître le problème, les mesures à mettre en œuvre divisent. D’une part, on retrouve les tenants d’une action policière sans faille, qui prônent un renforcement des contrôles et des interdictions. De l’autre, essentiellement à gauche, on défend une approche plus sociale, en tentant d’accompagner les consommateurs et d’encadrer le risque.
Mais face au crack, la seconde approche semble insuffisante. Depuis son arrivée à Genève, la nouvelle drogue n’agace pas seulement les riverains. Elle gène aussi les drogués de longue date accros aux substances plus traditionnelles. Avant que la situation ne dégénère, ne faudraitil pas serrer la vis en prenant des mesures plus répressives contre ceux qui vendent ce poison sanitaire et social?