«La transition numérique a mis à sec les métiers de l’informatique»
Giovanni Ferro-Luzzi, professeur d’économie et de management à l‘Université de Genève
et à la Haute école de gestion
Le marché de l’emploi enchaîne les révolutions. Le voilà aujourd’hui encorseté dans une problématique qui, chaque année, gagne du terrain: la pénurie de main-d’œuvre. Cet assèchement des forces vives affecte une multitude de secteurs pour ne pas dire tous, en dépit des efforts consentis par les entreprises et les organismes publics et privés de formation. Décryptage d’un phénomène qui contraint l’économie à marcher sur la corde raide.
Là où le bât blesse
Quels sont les secteurs les plus touchés aujourd’hui? A cette question, Véronique Kämpfen, directrice de la communication à la Fédération des entreprises romandes (FER) répond sans détour: «La pénurie, d’une ampleur inédite aujourd’hui, touche toute l’économie suisse. Alors qu’avant, les profils hautement qualifiés manquaient à l’appel, depuis la reprise d’après-Covid, tous les métiers sont peu ou prou en tension.» A commencer par l’hôtellerie-restauration. Il n’est pas rare que les établissements doivent adapter leurs heures d’ouverture, faire moins de couverts ou carrément mettre la clef sous le paillasson.
S’adapter aux exigences de Berne
Pour la représentante de la FER, le secteur du bâtiment n’est pas à meilleure enseigne. Le personnel fait en effet défaut, dans le gros comme dans le second œuvre. Et la situation risque de devenir plus aiguë encore. Les récents objectifs de la Confédération, en matière de politique énergétique et climatique, vont créer un nouvel appel d’air. Il va falloir trouver du personnel pour permettre aux constructions – émettant un tiers de CO2 et consommant 40% de l’énergie – de s’adapter aux nouvelles normes.
Et la santé? Aucune catégorie n’échappe au manque constant de professionnels. Médecins, infirmières en tête. Avec pour les premiers, une perspective contradictoire, la mise en place de la clause du besoin imposée par Berne et qui restreint drastiquement l’arrivée sur le marché de praticiens (notre édition du 7/8 octobre 2023).
Où sont passés les ingénieurs? En Suisse comme en Europe, recruter est devenu une gageure. Le bassin romand s’est tari. «Les bureaux spécialisés, les entreprises privées, mais aussi les maîtres d’ouvrage publics comme les cantons ou les communes ont tous de gros besoins», assure Véronique Kämpfen qui note que paradoxalement, le nombre de diplômés stagne, voire se réduit depuis quelques années.
La sécurité informatique
Giovanni Ferro-Luzzi, professeur associé à la Faculté d’économie et de management de l’Université de Genève et de la Haute école de gestion,
pointe les métiers de l’informatique particulièrement touchés par la pénurie. «La transition numérique et l’intégration d’outils liés à l’intelligence artificielle (IA) par exemple, qui contraignent les entreprises, ont mis à sec le vivier des développeurs, programmateurs et autres experts en informatique. Pour faire face à la concurrence mondiale et intégrer le e-marché, les entreprises réquisitionnent des informaticiens à tour de bras.»
L’association patronale affirme même que le besoin en personnel dans ces branches augmente quatre fois plus vite que dans les autres professions. D’ici à 2030, la Suisse aura besoin de 119’000 informaticiens supplémentaires. Une paille, par rapport aux spécialistes en sécurité informatique. Si leur nombre a triplé depuis 15 ans, d’ici à 2030, ce sont 60% de plus qui seront nécessaires.
La faute à quoi?
Le vieillissement de la population, la baisse du taux de fécondité (vrai pour toute l’Europe), le départ à la retraite des baby-boomers pèsent lourd dans la balance de l’emploi. D’autres facteurs, cette fois générationnels rentrent en ligne de compte.
Aujourd’hui, le temps partiel est dans une phase ascendante. Ce qui, observent les entreprises, se vérifie autant chez les hommes que chez les femmes. Dès lors, on ne remplace pas un baby-boomer par une seule personne mais par plusieurs pour atteindre le ratio souhaité.
Et puis des professions à forte pénibilité drainent beaucoup moins de candidats. Une part de ceux qui les exerçaient se reconvertissent dans des métiers moins éprouvants.
Il semble aussi que la crise sanitaire, qui a mis les populations en mode pause, ait agi comme un révélateur sur le sens donné au travail. En clair, les employés ne veulent plus miser uniquement sur le travail mais souhaitent accorder plus de temps à leurs loisirs et à leurs familles.
Et demain?
Pour Giovanni Ferro-Luzzi, beaucoup de métiers vont être impactés par les développements technologiques. L’intelligence artificielle va en quelque sorte redistribuer les cartes. L’enseignement, la médecine par exemple seront exercés différemment. Pour les premiers, les cours dispensés dans des salles de classe seront remplacés par des plateformes de visionnement. Les seconds, assistés en quelque sorte par l’IA, pourront mettre en place des traitements individualisés. Plus globalement toutes les professions – dont une part est numérisable – vont subir de profondes mutations.
En attendant, le salut des entreprises, outre le recours à une main-d’œuvre en provenance d’autres pays, passe évidemment par la formation. «Nous avons en Suisse un système d’apprentissage remarquable qui épouse les variations du marché de l’emploi. Mais qui devra mettre le turbo pour répondre aux besoins de l’économie quasi en temps réel», assure l’universitaire.
Quels leviers?
La FER Genève n’est pas restée les bras croisés. Elle gère dix-neuf cours interentreprises dans sept pôles de formation, ce qui représente 53% des apprentis du canton. De nouveaux métiers sont proposés sous forme d’apprentissage, comme le CFC d’installateur solaire lancé à la rentrée de septembre.
Et ce n’est pas tout. Comme le souligne encore Véronique Kämpfen: «La restauration revoit ses grilles salariales tout comme ses horaires pour attirer davantage de collaborateurs.
Au-delà, l’organisation patronale estime que pour pouvoir bénéficier des compétences de travailleurs qualifiés issus de l’immigration, la Suisse doit rester ouverte, ses relations avec l’Union européenne sont clés.
Le Département de l’économie et de l’emploi multiplie les formations accélérées
AG• Le 18 mars, lors de la présentation publique du bilan annuel 2023 de l’Office cantonal de l’emploi, le Département de l’économie et de l’emploi (DEE) abordera notamment les perspectives concernant le marché du travail et la pénurie de main-d’œuvre. En attendant, la conseillère d’Etat chargée du DEE, Delphine Bachmann, rappelle que le manque de personnel est une priorité pour le Conseil d'Etat et pour son dicastère en particulier. «Avec l’OCE, nous mettons tout en œuvre pour répondre aux besoins des entreprises des secteurs professionnels les plus touchés. Par exemple, dans le domaine de la santé, les personnes au chômage peuvent obtenir une attestation fédérale professionnelle (AFP) d'aide en soins et accompagnement (ASA) en seulement 10 mois. Ils sont formés en alternance par l’OrTra santé-social (association regroupant employeurs, associations professionnelles et syndicats) et les établissements médico-sociaux (EMS). Nous développons des formations accélérées similaires dans d’autres domaines touchés par la pénurie. Par ailleurs, nous sommes sur le point d'inaugurer un second restaurant d'application qui permet de former des demandeuses et demandeurs d'emploi dans le secteur de la restauration, en cuisine et au service. Ce système sur-mesure nous permet de soutenir la réinsertion sur le marché du travail et de répondre aux impératifs de l’économie», précise la magistrate.